Le jardin botanique est décati, par endroits. La vue sur la médina de Hammamet, à l’autre bout de la baie, est désormais bouchée par la cime des arbres, qui ont poussé en contrebas. A l’intérieur, il ne reste pas grand-chose du mobilier dessiné par le Français Jean-Michel Frank, célèbre designer Art déco. Seule la grande table noire « Ananas » occupe toujours sa place, au bord de la piscine. Certes, « Dar Sebastian » a perdu un peu de son éclat. Mais la villa conserve l’élégance qui fit sa réputation dans l’Entre-deux-guerres, lorsque le gratin d’Europe et d’Amérique venait à l’invitation du maître des lieux, l’aristocrate roumain George Sebastian.
Inconnu dans son pays natal, sa biographie est teintée de mystère. Il est né en 1896, à Bacau. Son père est autrichien, ou bien russe. Mais c’est de sa mère qu’il tient sa prestigieuse ascendance : Maria Keminger de Lippa est une baronne moldave, liée à de grandes familles roumaines, des têtes couronnées, des artistes, de hauts fonctionnaires.
Il a la petite vingtaine lorsqu’il s’installe à Paris, où il noue des amitiés parmi la fine fleur. En 1929, il épouse Flora Witmer, une Américaine de vingt ans son aînée, richissime veuve. Mais c’est avec un homme, l’artiste américain Porter Woodruff, que Sebastian entretiendra toute sa vie une passion amoureuse.
A l’époque, la Tunisie est sous la domination coloniale de la France, et Hammamet n’est qu’un petit port de pêche. Mais la bourgade commence à attirer, tel le peintre Paul Klee. Lors d’un voyage, George Sebastian tombe sous le charme, lui aussi, et décide de s’y bâtir un domaine. L’esthète « voulait se faire plaisir en matérialisant ses ”fantasmes” architecturaux, inspirés des constructions traditionnelles tunisiennes », explique l’éditeur Ashraf Azzouz, auteur des Maisons de Hammamet. Sebastian revisite le style local, le mêle aux modes de l’époque. Les arcades du patio s’inspirent de celles de la mosquée de Kairouan, ville sainte de Tunisie. Fasciné par les mausolées, Sebastian s’en fait construire un, au fond du jardin, en guise de buvette. La touche Sebastian, ce sont aussi les encadrements des portes, toutes cernées de noir, seule couleur à trancher avec le blanc, omniprésent.
Sebastian « vécut sous l’emprise de Hammamet, et Hammamet sous la sienne », écrit Ashraf Azzouz. « Ce n’est pas qu’une histoire d’architecture, c’est lui qui a donné sa notoriété à la ville », rappelle Mouna Ben Halima, hôtelière à Hammamet, fascinée depuis gamine par son histoire. De nombreuses personnalités viennent séjourner chez les Sebastian, qui voyagent l’été et hibernent là l’hiver : des écrivains comme Cocteau ou Gide, l’actrice Greta Garbo, les rois anglais George VI et Edouard VIII… Le dandy a l’art de recevoir. La cuisine est divine, les fêtes somptueuses. Dans le tumulte des années 30, en Europe, les mondains trouvent dans la villa tunisienne un refuge où célébrer la vie légère.
La guerre met fin à l’aventure. La villa est brièvement réquisitionnée par le général allemand Rommel. Sebastian la récupère, mais la délaisse. Divorcé de Flora depuis 1936, il partage désormais sa vie avec Porter Woodruff. En 1959, l’amant succombe à un cancer. Il repose aujourd’hui au fond du jardin, à l’écart des allées. Sebastian, lui, décède en 1974. La légende veut que, selon sa volonté, ses cendres aient été dispersées dans le domaine. Bien avant de mourir, il vend sa maison à l’Etat tunisien, tout juste indépendant. Elle est rebaptisée « centre culturel international ». Un théâtre de plein air y est construit, où, depuis, se tient chaque été un festival qui draine des milliers de personnes. La maison, elle, n’intéresse pas beaucoup.
A partir des années 1950, nombre d’Européens et de bourgeois de Tunis se construisent à leur tour une maison en bord de mer, acquièrent celles de la médina. Comme Sebastian, chacune revisite l’architecture locale. Dans les années 1960, quand la Tunisie choisit de développer l’industrie du tourisme, c’est tout naturellement que Hammamet devient l’une des principales destinations, forte de ce passé prestigieux. Mais le tourisme de masse finit par faire des ravages. Aux élégantes villas succèdent les hôtels impersonnels, le bétonnage du littoral. « Depuis 2000, la famille de l’ex-président Ben Ali a opéré une razzia sur ces maisons de maître », ajoute tristement Mouna Ben Halima, qui voudrait créer une association pour les faire classer. Mais pour l’heure, l’entrepreneuse est accaparée par un autre projet : la rénovation complète de son établissement, le Sultan beach. « J’essaye, dit-elle, d’y recréer cette ambiance sobre et raffinée, cet orientalisme des globe trotteurs des années 20. » Histoire de raviver l’héritage de Sebastian.